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Docteur Agrippine

6 février 2015

La lettre

Il l'a reçue ce matin. Ou plutôt sa femme l'a reçue. Elle a pris sa voiture et est allée lui donner tout de suite.
Au travail.
Elle a eu peur que ça lui cause des soucis s’il restait en poste  alors qu'elle avait signé l'accusé de réception...
La lettre de licenciement...
Avec prise d'effet immédiate.
Alors il a quitté son poste.
Alors il est là. Dans mon cabinet. Parce que ça va pas du tout et que quand ça va pas du tout, ben on va chez le docteur.
Sauf qu'il n'y a pas de cours sur les lettres de licenciement avec prise d'effet immédiate à la fac de médecine, mais ça, les gens, ils le savent pas.
Alors ils viennent.
Et on parle.
Des nombreuses convocations ces dernières années, d'un prudhomme qui est déjà en cours pour une autre histoire de l'an dernier et de cette accusation d'avoir mal parlé à son supérieur alors que non, pas du tout. Dans notre tête on se dit qu'il n'y a pas de fumée sans feu, que ça ne doit pas être un foudre de guerre au boulot, quand même, pour avoir cumulé tout ça. Peut-être même on a pensé un bref instant, un peu honteusement : "c'est sûr qu'il a pas l'air fut-fut".
J'ai 58 ans vous comprenez, ça va pas être facile pour retrouver du travail.
 "Ça va être la cata, même", on pense, dans notre tête.
Il regarde le sol.
On trouve quelques mots, globalement assez nazes.
On prend un peu de temps, plus que d'habitude, pour compenser cette sensation de ne servir à rien.
Il faut qu'il y retourne, pour tout rendre, les outils et tout. Il a peur de ne pas y arriver.
Il regarde le sol. Le sol qui s'écroule sous ses pieds.
Et on sait que bientôt on va dégainer cette bonne vieille ordo avec "quelque chose pour vous apaiser un peu, pas trop fort, et pas longtemps, hein, quelques jours seulement, pour passer le cap"
C'est minable, mais celui-là on l'a eu, de cours. On sait bien faire. Ça nous rassure, c'est notre compétence.
Une réponse médicale. Voilà.
Si c'était notre pote on lui aurait servi un verre. Si c'était notre frère on aurait chialé avec lui. Si c'était notre mari on lui aurait dit t'inquiète on va s'en sortir.
Mais c'est notre patient. Alors on va lui donner des médicaments. Voilà. Pas longtemps, hein...
Et en partant il va dire merci. Merci beaucoup docteur.
Tu parles!
Parce que nous on croyait qu'on allait soigner les gens.
Parce que nous on nous avait pas dit que les gens viendraient poser toutes  leurs détresses dans nos mains.


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19 décembre 2014

Courant d'air


Il a mon âge.
Hier soir, dans le bus, il l'a bien senti ce courant d'air, et il s'est dit qu'il n'allait pas y couper.
Bingo. Dans la soirée, c'est arrivé. Gratouillements de gorge.
Il le sait. Il connait ça. Alors il est vite venu. Ce matin, à l'ouverture.
Non non, il n'a pas de fièvre mais il sait bien comment ça tourne. A chaque fois.
Silence, temps suspendu, examen clinique. Et le diagnostic s'abat. Comme un couperet. Sans appel.

Pharyngite.
Encore une.
Depuis 5 ans, il en fait au moins trois par an. A chaque changement de saison. Satanée clim, satanés courants d'air, saleté de bus.
Maintenant ça ne peut plus durer. Il faut trouver pourquoi, faire des examens... Une anomalie de la gorge peut être? du système immunitaire? Ça ne peut plus durer.

Visage fermé, regard revendicatif.

A cet instant, rayer de ma mémoire ce père de famille terrorisé qui s'apprête à démarrer sa chimio.
A cet instant ne pas lui demander s’il veut discuter de ses trois rhinopharyngites annuelles avec un ado paraplégique.
 A cet instant ne pas le comparer à M. S qui entrait toujours en riant malgré sa jambe qu'on a fini par couper et son cancer qui a fini par l'emporter.


Sourire. Rassurer. Froncer les sourcils d'un air concentré.
Lui expliquer que non, c'est pas si exceptionnel d'avoir mal à la gorge 3 fois par an. Et que non, pas besoin de bilan-scanner-consultation ORL.
Faire semblant de ne pas voir qu'il lève les yeux au ciel (encore un médecin incompétent qui ne le prend pas au sérieux).
Ça s'appelle l'empathie. C'est mon métier, je sais faire ça.

Presque à chaque fois.

 

rhume

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